La réponse de l’Europe aux Big Tech
Vision de marché
La réponse de l’Europe aux Big Tech
-
29 Mars 2021
-
Private Equity
-
Growth
Temps de lecture : 10 minutes
Amazon, Apple, Google, et Facebook ont affiché des résultats exceptionnels sur le troisième trimestre : 38 milliards de dollars de bénéfices sur près de 240 milliards de dollars de chiffre d’affaires. Les résultats d’Amazon ont bondi de 200 % par rapport à 2019, ceux de Google de 60 % et ceux de Facebook de 30 %. Microsoft, qui a désormais intégré le cercle des « GAFAM » (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) affiche un bénéfice de 14 milliards de dollars sur la même période, en raison de l’essor de son activité cloud. Si l’année a été désastreuse pour nombre de restaurants, théâtres, cinémas, compagnies aériennes, universités entre autres secteurs, il en a été tout autrement pour ces géants américains.
Aujourd’hui, le secteur des technologies américain vaut plus que tous les marchés boursiers des 27 pays membres de l’UE réunis.
Mais où sont les géants technologiques d’Europe ? Les Européens sont de fervents consommateurs des services de ces Big Tech : mais en termes de capitalisation boursière, 14 des 20 sociétés technologiques les plus importantes sont implantées aux Etats-Unis. En Europe, il n’y en a qu’une, SAP. Aujourd’hui, le secteur des technologies américain vaut plus que tous les marchés boursiers des 27 pays membres de l’UE réunis.
Nikolas Kairinos est Fondateur et PDG de Soffos, une entreprise qui prétend être le premier Knowledge Bot (bot de connaissances) basé sur l’intelligence artificielle (IA). Il a également fondé Fountech.ai, une entreprise innovante du secteur de l’IA. Basé à Chypre, Kairinos a commencé comme programmateur, dès l’âge de 11 ans.
Pourquoi pense-t-il que l’Europe accuse un tel retard sur les Etats-Unis en termes de développement ? « Dans de nombreux domaines, les Etats-Unis sont largement en avance sur l’Europe. Prenons mon secteur, celui de l’IA, les Américains éclipsent totalement les Européens. Mais ce n’est pas faute d’essayer de la part de l’Europe. L’Europe abrite une concentration d’entrepreneurs de la Tech, dont beaucoup ont le potentiel pour résoudre certains des principaux enjeux de la planète. Mais le secteur européen de la Tech est à la traîne pour de nombreuses raisons.
Pour les Etats-Unis, les investissements dans la technologie sont une priorité
« Pour commencer, il ne faut pas exagérer l’importance de l’implication des pouvoirs publics. Elle permet non seulement de poser les bases des infrastructures et des règlementations, mais encourage également les investissements privés. Depuis longtemps déjà, les Etats-Unis ont clairement fait part de leur intention de faire des investissements dans la technologie une priorité nationale, de considérables ressources publiques et privées étant directement consacrées à la R&D et à la suppression des obstacles à l’innovation.
« D’autre part, les avancées de l’Europe sont freinées par un manque évident de financement et des restrictions croissantes sur la R&D, en dépit de son accès à un important vivier de talents nationaux et à une forte communauté de start-ups technologiques. L’Europe peut gagner du terrain et réduire son retard, sans se permettre de se reposer sur ses lauriers. Elle doit redoubler d’efforts et ouvrir la voie à une meilleure collaboration avec les citoyens, les organisations et les pouvoirs publics. »
C’est probablement ce que voulait dire Éric Schmidt, ancien PDG de Google, lorsqu’il prévenait les Britanniques que « le Royaume-Uni agit parfaitement bien en soutenant les petites sociétés et les entreprises familiales ; mais il ne sert à rien de faire germer des milliers de graines pour les laisser dépérir ou les planter à l’étranger. »
Pourquoi les Européens ne parviennent-ils donc pas à faire pousser ces graines ? Selon Kairos, « le problème ne réside pas dans l’incapacité des équipes individuelles à développer de bonnes idées, ni dans la pénurie de professionnels très qualifiés. Au contraire, la pénurie de poids lourds technologiques est largement due à l’incapacité de l’Europe à soutenir efficacement son écosystème technologique ».
Pour qu’une idée porteuse devienne une réalité commerciale, les entreprises européennes doivent être beaucoup plus soutenues qu’elles ne le sont actuellement.
« Pour qu’une idée porteuse devienne une réalité économique, les entreprises européennes doivent être beaucoup plus soutenues qu’elles ne le sont actuellement. L’Europe doit continuer à perfectionner son expertise technique, développer ses réseaux de start-ups, investir dans des idées novatrices, et plus généralement, améliorer l’écosystème pour susciter des financements et le soutien des pouvoirs publics. Un contexte politique favorable est indispensable pour concrétiser de grands projets. »
Il est indéniable que les investisseurs américains sont très intéressés par le marché européen : ils y trouvent un bon potentiel et des opportunités intéressantes, à meilleur prix qu’aux Etats-Unis. On pense qu’environ 39 % des investissements dans les start-ups européennes proviennent du reste du monde, et essentiellement des Etats-Unis.
Environ 39 % des investissements dans les start-ups européennes proviennent du reste du monde, et essentiellement des Etats-Unis.
Pourtant, l’Europe a créé 205 licornes depuis 2005, dont les fondateurs et collaborateurs d’origine proviennent des plus grandes entreprises de la Tech européenne parmi lesquelles Skype, Spotify, LoveFilm et Klarna et sont souvent désireux d’aider la nouvelle génération de start-ups, de scale-ups et de licornes. La tendance des fondateurs expérimentés à réaliser des investissements providentiels dans la prochaine génération de Techs, et la maturation rapide de l’écosystème concerné contribuent à faire de l’Europe un continent de l’entrepreneuriat, les start-ups étant désormais le principal moteur de croissance du marché de l’emploi européen.
Que pense Nicolas Kairinos des mesures prises par l’UE en termes de réglementation ? La bureaucratie risque-t-elle d’étouffer les entreprises naissantes ?
« Si l’attitude du bloc européen en matière de réglementation de l’innovation technologique est bien intentionnée, elle risque d’accabler la création et le déploiement à venir des nouvelles compétences. Prenons l’exemple des Lignes directrices sur l’éthique dans l’intelligence artificielle publiées par la Commission européenne en avril 2019 : le cadre strict régissant une IA digne de confiance pèse lourdement sur les experts de la Tech qui cherchent à créer les avancées de demain. »
« Cette situation est caractéristique de l’approche globale de l’Europe concernant l’IA et, plus généralement, les développements technologiques : la bureaucratie excessive, les contraintes juridiques et l’absence de soutien marqué des pouvoirs publics menacent constamment son positionnement dans la course mondiale aux technologies. »
« Il existe évidemment une composante risque liée à toute nouvelle technologie, particulièrement aux toutes premières étapes de développement. En élaborant des réglementations trop restrictives, l’Europe risque de dissuader les chercheurs de poursuivre de nouveaux projets ambitieux. »
« La réglementation est indiscutablement une bonne chose. Cependant, une réglementation trop précoce risque de causer plus de dégâts qu’elle n’en prévient. Il faut trouver un juste équilibre : veiller à ce que les droits des particuliers soient protégés, que la technologie soit développée de manière éthique et que les besoins spécifiques des développeurs soient satisfaits dans leur quête de solutions innovantes et prometteuses. »
La prochaine étape ? Faire de la France un véritable Hub Tech international, à l’instar de Londres auparavant.
En octobre, lors d’un entretien accordé à Sifted, site du Financial Times dédié à l’actualité des start-ups, Cédric O, le Secrétaire d’État français en charge du numérique, s’est montré optimiste quant aux perspectives de son pays. Il a déclaré que davantage de talents internationaux optent pour la France et qu’un bon nombre de spécialistes français reviennent des Etats-Unis et du Royaume-Uni. « La prochaine étape ? Faire de la France un véritable Hub Tech international, à l’instar de Londres auparavant… nous déroulons le tapis rouge aux talents britanniques [qui fuient le Brexit]. »
L’ampleur de son ambition ne faisait aucun doute : « Développer une entreprise milliardaire repose sur bien plus que des mots. Le facteur numéro un pour évaluer une Tech est la taille de son marché. Le Royaume-Uni pouvait compter sur un marché unique, mais désormais il n’en fait plus partie. La France ne s’est pas arrêtée aux paroles, elle est passée à l’action. Nous avons adopté des réformes et sommes en mesure de garantir la stabilité. » Il fait référence au budget de 7 milliards d’euros consacré au numérique et prévu dans le plan français de relance.
La crise de la Covid-19 a accéléré par dix l’essor du numérique : ce qui prenait une décennie auparavant est désormais possible en une année.
Laurent Foata, Responsable d’Ardian Growth, a près de 30 années d’expérience à son actif dans le domaine des investissements technologiques. Selon lui, l’Europe n’a aucune raison de désespérer et il estime même que l’enjeu est de taille dans le domaine. « Je suis très optimiste quant au futur de la Tech européenne. La crise de la Covid-19 a accéléré par dix l’essor du numérique : ce qui prenait une décennie auparavant est désormais possible en une année. Il s’agit d’une nouvelle révolution et l’Europe peut avoir un rôle majeur à jouer malgré un marché plus fragmenté que le marché américain. Les Etats-Unis n’ont plus l’attrait du « tape à l’œil » qu’ils avaient autrefois, et la Chine est problématique pour des raisons qui lui sont propres. L’Europe est une zone géographique et économique stable qui jouit d’une base solide de compétences. Il suffit de se pencher sur l’histoire pour comprendre les entrepreneurs : ils ont la niaque des pirates. Le système est darwiniste et, selon moi, il reste encore beaucoup de dinosaures. »
La toute dernière double licorne d’Europe
La confiance de Laurent Foata s’inspire de l’histoire exceptionnelle d’Hopin. Il y a encore moins d’un an, Hopin, une start-up proposant des logiciels d’événements en ligne qui a pris d’assaut le secteur fragilisé par la Covid, a annoncé avoir clôturé un tour de financement de Série B de 125 millions de dollars en novembre, quelques mois à peine après avoir levé une Série A de 40 millions de dollars pendant l’été. Selon Johnny Boufarhat, le PDG d’Hopin, les nouveaux capitaux ont été levés à hauteur de 2,125 milliards de dollars, faisant ainsi de son entreprise une double licorne.
Avec quelques autres exemples comme celui-ci, le Top 20 mondial des entreprises Tech aura bientôt du mal à contenir les start-ups européennes.
UN PROCHAIN TOUR DE VIS REGLEMENTAIRE
L’année 2020 et la pandémie ont consolidé la puissance des plus grandes entreprises Tech, les rendant à la fois plus influentes et dominantes qu’avant. Cet automne, la nouvelle la plus frustrante pour les Big Tech a été la publication aux Etats-Unis du rapport du House Judiciary Committee qui concluait en ces termes sur le droit à la concurrence : « Pour dire les choses simplement, les entreprises qui étaient auparavant des start-ups bagarreuses et marginales, bousculant le statu quo, sont devenues des monopoles que nous n’avons pas vus depuis l’époque des magnats du pétrole et des chemins de fer. » Avec l’investiture de Joe Biden, une action dans ce domaine semble de plus en plus probable.
Les instances de réglementation sont confrontées à un véritable défi, dans le sens où la grande majorité des consommateurs semble satisfaite des services fournis par les Big Tech américains. On observe peu de soulèvements populaires sur les sujets de confidentialité des données ou d’influence négative sur les processus électoraux. À Bruxelles, Margrethe Vestager, Vice-Présidente exécutive de la Commission européenne pour « Une Europe adaptée à l’ère numérique », a déclaré : « Pour moi, il ne fait aucun doute que les plateformes – et les algorithmes utilisés – peuvent avoir un impact considérable sur notre façon de percevoir le monde qui nous entoure. Nous devons savoir pourquoi on nous montre ce que l’on nous montre. »
Fin novembre 2020, l’administration fiscale française a fait cavalier seul en commençant à demander des millions d’euros aux géants américains de la Tech dans le cadre de la nouvelle taxe sur les services numériques. Facebook et Amazon figurent parmi les entreprises sollicitées par les autorités françaises pour le paiement des taxes de 2020.
Et il n’y a pas qu’en Europe et aux Etats-Unis que les régulateurs expriment leur désapprobation. Début décembre, le gouvernement chinois a infligé des amendes à Alibaba et deux autres sociétés pour non-déclaration – et donc approbation – d’acquisitions passées. Cela a mis un terme à la zone grise réglementaire que les sociétés chinoises cotées à l’étranger ont exploitées pendant longtemps. Le régulateur du marché chinois a sanctionné Alibaba, China Literature, la librairie en ligne soutenue par Tencent, et le groupe logistique Shenzhen Hive Box, pour ne pas avoir demandé l’approbation réglementaire pour les accords conclus dès 2014.